Friday 13 February 2009

Dr. Koffi Célestin YAO: Être dans la peau de…


Reenactement et performance chez Tania Brugera et Robin Deacon, 12 février 2009

Image: Tania Bruguera, 'Passing the Body', 12 février 2009.  Photo (c) Petra Köhle + Nicolas Vermot Petit-Outhenin

Dans l’acte de reenactement et performance, nous avons observé deux postures symptomatiques et singulières dans la prise de parole et dans l’explication de l’œuvre en procès. L’artiste questionne avec lucidité, et en toute conscience les enjeux d’une démarche volontaire, en même temps qu’il livre entièrement son corps-matériau, son corps-objet au regard du public, ainsi qu’aux imbrications et aux postures d’une pratique revisitée. Pratique qu’il s’est autorisé de remettre en vigueur et de reconstituer en se plaçant lui-même, soit, face aux regards comme Robin Deacon au centre d’un projecteur unique de la petite salle de l’Arsenic Centre d’art de Lausanne – soit, comme Tania Bruguera, dans l’obscurité provoquée par ses soins, dans les abris antiatomiques du site, ne laissant de place qu’au son d’une voix fluette aux accents hispaniques, entrecoupés d’apparitions au gré d’une torche, de participants choisis et mis en situation. 

Dans ce rôle, l’artiste se dédouble entre ses réalités internes et externes au sens de la dualité interne du corps chez Merleau-Ponty (le visible et l’invisible). Il est tantôt corps-performant pure et visible pouvant être mis en situation de déstabilisation, de transformation et dans différentes phases de métamorphoses cognitives (visibles) ou expérimentielles, et tantôt corps voyant (invisible et conceptuel) et juge de l’action en faisances. Ce dernier corps se transcende en prenant de la distance pour  être visible (dans un autre sens) pour lui seul et par lui-même. Il se voit au-delà d’un autre lui-même qui scrute, peut-on dire, les différents horizons de sa corporalité physique (improbable ou fortuite corporalité physique). 

Dans son acte de dédoublement réel de personnalité, l’artiste apporte au public présent d’abord les sens premiers donnés par l’artiste de référence à son œuvre initiale. Il apporte également les différentes justifications relatives à son propre projet en cours. Engagé dans une telle problématique de rééditions, il met en avant ses propres questionnements, ses propres doutes, ses remises en cause face aux questions existentielles ou aux questions sans réponses ou sans réponses définitives. Entre autres questions - sont-ils en droit de savoir, pourquoi les premiers performeurs ont-ils voulu adopter telles ou telles postures performatives ? Qu’est-ce que l’artiste recherche personnellement ? Qu’est-ce qu’il apporte d’autre à la compréhension, à la mesure ou à la perception de l’acte initial, parfois auratique ; dans le cas d’espèce aux oeuvres d'Ana Mendieta ou de Stuart Sherman ? Est-ce que l’acte posé par l’artiste, dans la peau de…, ou à la suite de…, lui permet de vivre dans la peau de l’artiste choisi, même par procuration ? 

Dans leur contribution, les artistes expérimentent des situations de mise en dangers et de risques réels pris, quant aux effets ou sensations inattendues vécues ou à contrario, à l’ineffectivité des résultats dûment attendus, face au(x) challenge(s) de la confrontation. Dans le corps à corps avec l’œuvre célébrée d’autrui, nous pouvons évoquer les limites inhérentes et congénitales à toutes formes de reprises et de rééditions, somme toute relatives à la singularité-même de l’art performance. 

En rapport avec le modèle d’œuvre ou de production choisie, il peut s’avérer impossible de refaire à l’identique et à l’exacte mesure une œuvre de performance. Dans ce cadre spécifique, toute forme de reenactement peut suffisamment se voir comme une production originale en soi. En cela les actions de Tania Bruguera et de Robin Deacon trouvent une singularité et se distinguent par rapport à leur personnalité propre et à la manière dont ils ont de s’exprimer et de se présenter au monde.

Peut-on d’ailleurs reproduire ou rééditer une œuvre à l’exacte mesure, dans aucune des nombreuses formes plastiques ou visuelles, en vigueur au monde ? 


Image: Tania Bruguera, 'Passing the Body', 12 février 2009.  Photo (c) Petra Köhle + Nicolas Vermot Petit-Outhenin

Dans l’indexation des postures de verbalisations observées, d’échanges in situ avec les visiteurs, et de leurs effets de bonification ou au contraire contre-productifs et destructeurs dans la perception du tableau final offert par le performeur à propos de l’œuvre de référence, il ne s’agit certainement pas de trouver de meilleures postures. Les postures idéales à observer dans de tels actes, sont-elles d’ailleurs, de créer des immédiates interactions et d’indiquer les voies à suivre, ainsi que les notions à percevoir à ceux qui assistent à la scène ? Les postures idéales sont-elles alors, de seulement agir et « laisser courir » ? En un sens, laisser simplement et directement voir et juger l’essentiel du message contenu dans une production donnée, par et seulement par le libre arbitre du public, sans injonction, sans orientation, sans toute forme de problématisation de menus détails perceptibles ou non perceptibles, en privilégiant le langage même parlant, sonore, bruyant du / des corps en action et une certaine présence essentielle du performer qu’il soit le premier ou le dernier en date, dans la suite des reéditeurs.   


La question n’est pas, non plus, de savoir si cette forme de verbalisation directe participe de l’œuvre entrain de se faire, ni même si elle est simplement occultée ou à occulter dans son rôle et importance, dans la vision d’ensemble de l’œuvre en faisance et finalement projetée comme temps suspendu, comme « un arrêt sur image » ou un « arrêt dans l’acte » nécessaire avant la poursuite des différentes étapes du déroulement normal, logique ou voulu de la performance. 

Dans les deux postures indexées, d’abord chez Tania Bruguera livrant un « entretien » sur et autour du travail d’Ana Mendieta dans les abris antiatomiques et dans la performance de Robin Deacon revisitant l’œuvre de Stuart Sherman, cette forme de langage ou du discours poussé au paroxysme de l’action et qui parfois peut être considéré comme volontairement didactiel vient comme pour donner une ampliation au geste performatif minimal et « muet » qui ne se suffit pas, qui même ne se suffit plus. Peut-on d’ailleurs, penser qu’il peut participer en cela d’une déformation propre au métier d’enseignant auquel on ne peut dénier en partie, la vie d’un certain nombre d’artistes ?

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