« Pour faire une performance, je commence toujours par une idée... » nous dit Joan Jonas dans un entretien filmé que les spectateurs visionnent pour débuter la première soirée de cette saga de performances. L’idée du festival ou du moins une des idées est de nous rendre attentifs aux liens que les artistes exerçant la performance aujourd’hui tissent avec leurs prédécesseurs, les performeurs de la « première génération ». Chacun à sa manière va nous parler de ce lien.
Les curatrices du festival, Andrea Saemann et Katrin Grögel ont réalisé pendant plusieurs années huit entretiens-vidéos d’environ une heure avec les femmes pionnières de la performance. L’entretien parle du travail de la performance, mais ne montre pas ce travail.
Katia Bassanini fait l’inverse : elle joue des morceaux de performances qui sont des références aux travaux des pionniers. Ses trois interventions dans le public sont des reprises où elle cite parfois explicitement la pièce ou son auteur. Une infirmière du nom de « radicale », maquillée à grands traits maladroits s’adresse à un groupe attablé dans le réfectoire de l’Arsenic : « Je suis là pour foutre la merde ». Elle pose une boîte de conserve et propose de manger de la merde d’artiste. Puis elle sort une boîte de faux ongles et offre un monochrome portable à une spectatrice amusée. Ce travail s’apparente à histoire vivante de la performance destinée en particulier à ceux qui connaissent cette histoire. Aujourd’hui la performance a une histoire. Quand elle est apparue, la performance, telle une jeune fille pubère avait tout à expérimenter. Aujourd’hui elle a vécu, voyagé, visité de nombreux musées, a trouvé une place dans les livres d’histoire de l’art, s’est fait sa réputation. Les trois séquences de Katia Bassanini où elle « joue la jeune-fille », et évoque la performance à ses débuts parviennent-elles à faire beaucoup plus que cela ? N’est-ce pas simplement un moyen de séduire le public en lui offrant des références communes et partagées par les connaisseurs ? Ce travail s’adresse-t-il au néophyte comme à l’averti ? Que nous apprend-il sur le lien que cette artiste tisse avec ses prédécesseurs ? Quelles questions soulève-t-il au-delà de notre rapport de connaissance à cette histoire ?
Tania Bruguera, quant à elle, invente une mise en scène pour parler de ses recherches sur Ana Mendieta. Le public est divisé en deux. La moitié reçoit une entrée et est chargée de raconter ce qu’elle a expérimenté à l’autre moitié. Elle est invitée à être le témoin d’une expérience et à la raconter, à traduire du vécu en récit. A coder avec les sons du langage parlé de ce qu’on a ressenti, entendu, vu, perçu, compris ou pas compris. Celles et ceux du public qui ont un billet savent qu’ils vont descendre dans les abris anti-atomiques du théâtre, vaste dédale de béton, et qu’ils seront plongés dans l’obscurité. Deux personnes mal-voyantes vont servir de guide à deux chaînes humaines où chacun se tient par la main. Dans la première pièce, Tania Bruguera nous présente son travail de recherche, comme elle aurait pu le faire à des étudiants en art. La mise en scène favorise l’attention à sa voix qui résonne dans l’espace. Elle entrecoupe ses propos en donnant quelques éclairs de lumière avec la petite lampe de poche qu’elle brandit bras levé. Ces éclairs nous offrent une image : deux corps nus, une femme et un homme, se faisant face dans l’espace dévolu à une porte. Chaque spectateur, qu’il ait ou non reconnu le travail d’Ulay et Abramovic, passe entre les deux corps pour accéder à la salle suivante. L’espace entre les deux corps est bien plus large que la performance originale, où le public devait se faufiler et choisir de faire face à l’un ou l’autre corps sexué. Il s’agit donc bien plus d’une illustration que d’une reprise. Il y aura trois autres pièces et trois autres images. La performance de Tania Bruguera est avant tout un discours entrecoupé d’images célèbres de l’histoire de la performance. L’artiste cumule les interrogations et les problèmes que pose son travail de recherche. Elle voudrait connaître et faire connaître le travail d’une autre. Elle ne sait pas comment refaire ce qui a déjà été fait, comment répéter le « même ». Elle conçoit deux possibilités : un travail qui permet le souvenir de l’autre, ou un travail qui, s’inspirant de l’autre, re-présente autre chose. Elle nous dit préférer la seconde. Le travail qu’elle nous propose y parvient-il ? La question reste en suspens. Si la performance, comme l’artiste cubaine le suggère, est un moyen de dire avec le corps et dans l’instant présent ce qu’on ne peut pas exprimer dans un autre discours, et qui relève de l’urgence voire de la nécessité, est-il urgent et nécessaire aujourd’hui de parler de l’histoire de la performance ? La question pourrait se préciser en ces termes : pour qui est-il urgent voire nécessaire de faire revivre l’histoire de la performance ? Les problèmes que soulève l’archivage de cet art expérimental et performatif peuvent aussi évoquer ceux de notre propre histoire humaine ? Quelles traces laisserons-nous de notre monde ? Quelles sont les œuvres qui parleront de nous aux générations futures ?
Image: Tania Bruguera, 'Passing the Body', 12 février 2009. Photo (c) Petra Köhle + Nicolas Vermot Petit-Outhenin
Le travail de Robin Deacon répond à l’exigence de garder une mémoire de l’œuvre de Stuart Sherman, artiste qu’il a découvert et rencontré pendant ses études à Cardiff et qui est méconnu dans l’histoire de la performance. Le performer cherche à comprendre cette absence et à rétablir ce qu’il semble ressentir comme une injustice. Il se tient debout derrière une petite table carrée, à côté de laquelle est posée une valise. Derrière lui, un grand écran. Robin Deacon s’adresse au public dans sa langue maternelle, et nous annonce qu’il va diviser sa présentation en trois moments : un discours avant son voyage à New-York, un moment de performance, et un discours après son voyage à New-York. Il ponctue ses propos par des images de Sherman et par une vidéo d’un de ses travaux d’étudiants. Il compare son travail à celui d’un archéologue. Il est à la recherche des traces, des archives, des « restes » de l’œuvre de Sherman. Les moyens d’archiver cet art de « l’ici et du maintenant » sont extrêmement modestes, et sont le plus souvent infidèles au travail vivant. Robin Deacon ne nous parle pas seulement de l’œuvre de l’artiste, mais également de ce qui le touche dans son travail. Pour nous le transmettre, il nous en parle et nous le montre. Il combine à la fois récit et performance. Ainsi, dans la seconde partie, Robin Deacon, sort tantôt des accessoires, tantôt des petits objets, pour nous livrer des extraits du travail de Sherman. Il nous montre qu’il n’est pas Sherman en se référant à des petites notes sencées lui rappeler ce qu’il doit faire. Contrairement aux autres artistes de cette soirée, le performer s’adresse à un public qui ignore tout ou presque de l’artiste de l’autre génération. Il s’agit moins de commémorer que de faire connaître. Lorsque la conférence reprend, Robin Deacon poursuit la lecture de son texte où il nous fait part de sa réflexion. Le travail de Sherman est connu parmi les artistes new-yorkais et son souvenir n’est pas aussi évanescent que sa place dans les livres le laissait sous-entendre. Il termine en se demandant si la transmission orale n’est peut-être pas le seul médium à même de parler de l’histoire de la performance.
Quatre travaux et quatre manières de parler de l’histoire de la performance. Les questions restent en suspens. A qui s’adresse la « performance qui parle de l’histoire de la performance » ? Que reste-t-il du sentiment d’insécurité que le public peut ressentir au début d’une performance quand cette dernière sert à commémorer ? Est-il urgent voire nécessaire de parler de cette histoire ? Certains artistes de la première génération sont encore vivants, tandis que d’autres ne le sont plus, cela change-t-il quelque chose ? La performance doit-elle se soucier de son histoire comme l’art en général et de la même façon ? Qui est le mieux placé pour parler de cette histoire, le performer de la nouvelle génération ou l’historien de l’art ? Quel rôle le performer joue-t-il quand il parle du passé ? Est-il possible de re-faire sans faire ce qui a déjà été fait ? On pourrait souhaiter qu’à l’aire du « copier coller », la performance ose jouer avec son passé voire s’en affranchir pour proposer d’autres jeux, d’autres expériences, « autre chose » plutôt qu’un « autre conscient de son histoire, de sa tradition, de ses dettes ».
Image: Tania Bruguera, 'Passing the Body', 12 février 2009. Photo (c) Petra Köhle + Nicolas Vermot Petit-Outhenin
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Performance talks about the history of performance
"To do a performance, I always start with an idea", Joan Jonas says in a filmed interview shown to the spectators on the first evening of this performance saga. The idea of the festival, or at least one of its ideas, is to make us attentive to the link that today's performance artists maintain with their precursors, the performance artists of the "first generation". Each performer will talk about this link in her or his own way.
The festival's curators, Andrea Saemann and Katrin Grögel, have conducted a series of eight one-hour interviews with the "founding mothers" of performance. The interviews are only about the work of performance; they do not show any.
Katia Bassanini does the opposite: she plays pieces of performances that hark back to the work of the pioneers. Her three interventions among the audience are remakes in which she sometimes explicitly mentions the name of the author or the piece. A roughly made-up nurse called "radical" talks to a group sitting at a table in the Arsenic cafeteria. "I'm here to do my shit", she says, then puts a tin can on the table and offers to eat artist's shit. She pulls out a box of fake fingernails and offers a portable monochrome to an amused woman visitor. Her work is related to the living history of performance and is destined primarily for those who know this history. Today, performance has a history. When it first appeared, performance still had all of its experience before it, like a sweet young thing. Now, she has lived, travelled, visited many museums, found a place in the books on the history of art, and made a reputation for herself. Do the three sequences in which Katia Bassanini "plays the sweet young thing" and evokes the beginnings of performance do any more than that? Isn't it simply a way to seduce the public by serving up common references shared by those who already know them? Is this work intended for neophytes as well as for initiates? What does it tell us about the link that the artist maintains with her predecessors? What questions does it raise beyond those concerning our knowledge of this history?
Tania Bruguera creates a mise-en-scene to talk about her work on Ana Mendieta. The public is divided into two halves. The first half is granted admission and invited to tell the other half what it experienced. It is invited to play witness to an experience and to relate it, translate something lived into a tale, encode into the sounds of spoken language what they have felt, heard, seen, perceived, understood or not understood. The spectators with a ticket know that they are about to descend into the nuclear shelter under the theatre, a vast concrete maze, and that they will be plunged into darkness. Two persons with visual handicaps will act as guides for two human chains of people holding each other by the hand. In the first room, Tania Bruguera presents her research, as she might to a group of art students. The mise-en-scene enhances our attention to her voice resonating in the dark space. She briefly interrupts her talk to turn on a small flashlight that she holds aloft. The flashes of light permit an image to be seen: two naked bodies, a man and a woman, facing each other in the open space of a door. Each spectator—with or without knowledge of the work of Marina Abramovic and Ulay—has to walk between the two bodies to go into the next room. The space between the bodies is much wider than in the original performance, in which the visitors had to squeeze through, and so choose which of the sexes they would face in passing. And so it is more of an illustration than a remake. There will be three more rooms and three more images. Tania Bruguera's performance is essentially a discourse interrupted by famous images from the history of performance. The artist accumulates the questions and problems posed by her research. She would like to know the work of another woman and make it known. She does not know how to-redo what has already been done, how to repeat the "same". She can think of two possibilities: a work that permits the memory of the other and a work that re-presents something else, all the while being inspired by the other. She tells us that she prefers the second alternative. Does the work that she presents us work as such? I leave the question open.
If, as the Cuban artist suggests, performance is a way of using the body and the present moment to say something that could not be expressed in any other way, and that it involves a necessity, if not an urgency, is it at all necessary and urgent to talk about the history of performance today? The question may be put more clearly in the following terms: for whom is it necessary, if not urgent, to let the history of performance be relived? Might the problems raised by the archiving of this experimental and performative art recall those of our own human history? What traces of our world will we leave behind? Which works will speak of us to future generations?
Robin Deacon's piece involves the will to preserve the memory of the work of Stuart Sherman, a little-known figure in the history of performance whom he discovered and met during his years as an art student in Cardiff. The performer tries to understand this absence and correct what he considers to be an injustice. He stands behind a small square table, next to which is a suitcase. Behind him, there is a large screen. Robin Deacon talks to the audience in his native tongue and announces that he will divide his presentation into three sections: a talk about the time before his trip to New York, a performance section, and a talk about the aftermath of his trip to New York. He illustrates his talk with pictures of Sherman and a video of one of his works as a student. He compares his work to that of an archaeologist. He is looking for traces, archives, the "remains" of Sherman's work. The means used to archive this art of the "here and now" are extremely modest, and more often than not unfaithful to the living work. Robin Deacon tells us not only about the artist's work, but also about what touches him in his work. In order to transmit it, he talks about it and shows it, combining telling and performance. Thus in the second part, Robert Deacon takes out his props and small objects to show us quoted excerpts of Sherman's work. He shows us that he is not Sherman by referring to notes that are meant to tell him what he is supposed to do. Unlike the other artists this evening, he is talking to an audience that knows practically nothing about this artist of the first generation. It is less a matter of commemorating than of making known. In the third section, Robin Deacon continues reading the text in which he has set down his thoughts. Sherman's work is known to artists in New York and his memory is not as dim as his place in the textbooks might suggest. He concludes by asking himself whether the spoken word might not be the only medium that is able to talk about the history of performance.
Four pieces and four ways of talking about the history of performance. The questions remain open. For whom is "performance that talks about the history of performance" intended? What is left of the uncertain feeling that the audience might feel at the beginning of a performance when the latter is only meant as a commemoration? Is it necessary, or even urgent, to talk about this history? Some artists of the first generation are still alive, others are not: does that change anything? Does performance have to be concerned with its history just as art in general is, and in the same way? Who is in the best position to talk about this history, performers of the new generation or art historians? What role does the performer play when he talks about the past? Is it possible to re-do without doing what has already been done? It might be hoped that in our "drag and drop" age performance would be bold enough to play with its past, if not to free itself from it, and offer other games, other experiences, "something else" rather than "someone who is aware of his history, his tradition, his debts".
Written by Béatrice Bucher-Mayor
Translated by Jean-Marie Clarke
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